Le voyage du mort
- Published in English/French
- Nga: Luan Rama
Fragment du livre "Dozon et l'Albanie - le consul qui aimait les contes" (2018)
Dans le volume pour les chants non publiés bulgares, Dozon fait référence au chant Le voyage du mort, comme il l’écrit. On y raconte l’histoire d’une mère de neuf garçons et une fille, Vekia, qui ne voulait pas s’éloigner pour se marier. Dimitri est le seul de la fratrie qui accepte que sa sœur parte pour se marier loin de là, après neuf bois verts. Les neuf fils de la mère meurent et un jour Dimitri se relève de sa tombe pour aller prendre Vekia et la ramener à sa mère esseulée.
Dans le chant serbe sur le même thème, la fratrie meurt, parce que la peste est tombée sur le pays. Trois années ont passé et Jelica est partie pour se marier loin de là. Parce qu’elle s’ennuie, elle se demande où sont ses frères. Dieu en est alors désolé et il envoie deux anges au frère, qui accepte que sa sœur parte loin, pour lui redonner vie. Ainsi, la pierre de la tombe de Joani est devenue un cheval, et avec la terre il a confectionné des gâteaux pour sa sœur. Et quand il est allé la prendre, elle lui a dit: «Pourquoi es-tu blême mon frère, comme si tu étais sorti de la terre.» Et son frère de lui répondre: «Parce que j’ai travaillé et érigé des tours pour mes frères…» Jelica confectionne alors des chemises en soie pour ses frères et ils s’en sont allés. Quand ils se sont rapprochés de la maison de leur mère, il lui a dit qu’il s’arrêterait devant l’église, parce que quand son frère l’a mariée, il avait fait tomber l’alliance et il devait la retrouver. C’est ainsi qu’il s’en est allé et est retourné dans la tombe. Sa sœur l’a attendu, puis elle l’a cherché, et elle a vu qu’autour de l’église il y avait un cimetière, lui faisant comprendre qu’il était mort. Sa sœur est rentrée directement à la maison, elle a trouvé sa mère, et lui a dit d’ouvrir la porte. « Qu’est-ce que tu veux fille maudite », lui a dit de l’intérieur sa mère. «Tu m’as tué mes neuf garçons, et maintenant tu veux prendre une malheureuse vieille.» Et Jelica lui a répondu: «Ouvre, mère, je ne suis pas la maudite de Dieu, mais je suis ta fille, Jelica!... Elle a ouvert la porte, les deux ont gémi comme des jarres, elles se sont enlacées et sont tombées inertes à terre.»

Dozon a continué à comparer les différentes versions balkaniques avec la version grecque, recueillie sur l’île d’Hio, dans la maison d’un villageois. Voici ce qu’il écrit :
Dans «l’Abeille Albanaise», Dozon a pris la version albano-italienne, en langue « arbëresh » de la «Chanson de Konstantin», («Constantin, le mort voyageur»), en faisant simultanément des rapprochements intéressants de cette chanson avec les différentes variantes trouvées dans les légendes bulgares, serbes et grecques, ou avec celle publiée par Demetrio Camarda, «Konstantini e Garantina», qu’il avait enregistrée parmi les Arbëresh de Calabre, où, entre autres, était écrit:
«Qui t’a ramené ma fille?/C’est Constantin qui est venu pour m’emmener ici,/Où est parti Constantin?/Il est rentré dans l’église. / Ah, non, Constantin!/Constantin qui est devenu cendre et terre?/En pleurant et en s’embrassant,/Elles se sont serrées l’une contre l’autre,/Et de ce terrible malheur/Elles sont mortes, mère et fille!...»
L’épopée albanaise préserve également La chanson d’Halil Garia, publiée pile un siècle plus tôt dans «Les Trésors de la Nation» où on trouve cette légende sous une autre forme semblable et où Halil est celui qui, parmi neuf frères, donne sa parole à sa sœur qu’il l’emmènera loin sur les routes même à neuf jours de là. Quand la sœur a vu Halil qui n’était pas venu malgré sa parole donnée, elle a demandé à un oiseau d’aller à le voir et de lui rappeler la promesse qu’il avait faite: «Je t’en prie, ô oiseau de la montagne, / Va dire à mon frère, le jeune Halil, / que sa sœur m’a dit : / où as-tu laissé la promesse, que tu m’as faite ?.../ » Mais en fait, les frères s’étaient entretués, puis un jour après sept années le miracle s’est produit. Halil est sorti de sa tombe et est allé chercher sa sœur. Une fois qu’il l’a eu emmenée, il s’est volatilisé. La mère et la fille se sont rencontrées, elles sont allées sur les tombes des fils et là elles sont mortes de douleur.
Dans ses écrits, Dozon a exprimé que sur la base de cette belle balade a été créée plus tard la célèbre balade de Lenore (Léonore), de Burger « et la renommée de ce récit a fait qu’on a parlé de ses précurseurs… » « En Albanie, - écrit-il - il n’est pas rare de voir qu’un homme est propriétaire terrien, mais qui a quitté sa maison et fait des expéditions pour gagner… » « La quelle est l’originale ? - demande-t-il, - je me demande si c’est la balade serbe de la fondation de Shkodra ou celle du Pont d’Arta ? Difficile de trouver la vérité de cela. » Ensuite il a exprimé qu’il n’est pas dans le même état d’esprit de l’homme de recherche allemand Fallmerayer selon lequel les Albanais sont prioritaires dans la création de la légende Voyage du mort. Les Albanais de l’empire ottoman avaient dans l’obligation d’aller en tant que soldats jusque dans les territoires les plus éloignés de l’empire, au Liban, en Syrie ou encore au Yémen et jusqu’en Palestine. Leur chanson est connue: « Reste, toi, mon ami, reste, / de l’autre côté du pont de Kiabe ». La chanson de Le petit Konstantin se trouve ou plutôt est chantée plus ou moins dans toute la diaspora albanaise:
« Le petit Constantin, / marié depuis trois jours; / trois fois le soleil couché / avec sa jeune épouse, / lui est parvenue la lettre de sa mère, / pour qu’il devienne soldat. »
Dans l’étude « La nationalité albanaise d’après les chants populaires », publié en français dès l’année 1866, dans « La Revue des Deux Mondes », Dora d’Istria fait référence à cette chanson recueillie simultanément par Vicenzo Dorsa et Krispi, une chanson qui parlait des Albanais au temps de Byzance. Voici comment Dora d’Istria a publié cette légende:
« Pendant trois jours, j’ai vu en rêve - mon petit Constantin. - L’empereur lui a ordonné - de partir pour la guerre. - Le jeune homme respectueux - a pris congé de moi et de sa mère chérie, - et ensuite de sa belle, - dont il a eu pour gage un anneau, - et à laquelle il a dit avant de partir: - « Adieu, ma chère belle, - je serai loin de toi neuf ans, - neuf mois et neuf jours. - Toi, ma belle, prends un mari. » - Maintenant les neuf ans sont passés, - les neuf mois et les neuf jours, - et la belle est devenue la fiancée d’un autre, - et elle lui donnera sa main dimanche.
« Mais dans la soirée des fiançailles, - écrit Dora d’Istria, - on entendit au milieu de la nuit, sous la tente de l’autocrate, retentir un soupir si grand que le sommeil de tous fut interrompu. Quand le matin arriva, il se leva du lit, fit battre les tambours et réunir en cercle les bouliars (gentilshommes) et les guerriers. - Dites-moi, ô seigneurs, qui de vous a soupiré cette nuit. - Chacun l’entendit sans faire de réponse, mais enfin Constantin répondit: - Moi, malheureux, j’ai soupiré. - A qui s’adresse ce soupir? - Mon soupir va loin. - Constantin, mon cher, descends dans mes écuries, - et parmi mes chevaux, choisis celui qui est noir comme l’olive, celui qui est blanc comme la colombe ou celui qui est rapide comme l’épervier. - Constantin prit congé, choisit le coursier rapide comme l’épervier, le monta, et le pressa avec les éperons. Le jour des noces, le misérable vieillard fuyait le pays, et sur la route qu’il suivait il rencontra Constantin, Constantin le jeune fiancé de trois jours.
« - Bonjour, dit-il, ô vieillard, - où portes-tu tes pas? - Ah ! Abstiens-toi de me le rappeler, ô mon fils. - J’avais un seul fils, Constantin est son nom, - Constantin mon fils! - Je l’ai vu en rêve pendant trois jours. - L’empereur m’a ordonné de l’envoyer à la guerre. »
Après une répétition homérique des faits racontés au début du chant, le poète ajoute :
« Et sa belle est devenue fiancée, - et elle donnera sa main dimanche. - Je te l’ai dit, ô vieux père, - que dans peu de temps viendra Constantin. - Oh! Puisses-tu avoir, mon fils, pour une si heureuse nouvelle, - des jours longs et heureux! - Constantin revient le dimanche, - il arrive en ville de bonne heure. - Il laisse là sa giberne, - il se rend à la porte de l’église, - il y plante l’étendard - Et quoi? Peut-être ne voulez-vous pas, - ô parents, et tous tant que vous êtes, ô bouliars, - de moi pour parrain du mariage! - Sois le bienvenu, ô jeune étranger, - bon jeune homme sans femme. »
Au moment où Constantin met l’anneau au doigt de « la belle, » celle-ci le reconnaît.
« Et comme des fleurs roses - devint son visage, - et sa poitrine se couvrit de points rouges. - Constantin s’en aperçut et s’écria: - O parents, et vous, bouliars! - il est arrivé, il est arrivé Constantin, - et il s’empare de la fille. - Que la chose vous plaise ou vous déplaise, - la belle est à moi, - qui ai été son premier fiancé. »…
Mais dirigeons-nous vers la version allemande de cette légende balkanique du poète Bürger, qui a initialement été traduite en français par le poète Gérard de Nerval. Et cela peut nous aider à compléter le tableau des similitudes, autour duquel beaucoup d’hommes de recherche ont exprimé leur avis.
«Die Todten reiten schnelle, (Les morts vont vite)
Der mod scheint helle (La lune brille claire)… »
Voici ce qui est écrit dans ce récit de Bürger:

Lenore (Léonore)
«Lénore se lève au point du jour, elle échappe à de tristes rêves: «Wilhelm, mon époux! es-tu mort? Es-tu parjure? Tarderas-tu longtemps encore?» Le soir même de ses noces, il était parti pour la bataille de Prague, à la suite du roi Frédéric, et n’avait depuis donné aucune nouvelle de sa santé.
Mais le roi et l’impératrice, las de leurs querelles sanglantes, s’apaisant peu à peu, conclurent enfin la paix; et cling! et clang! Au son des fanfares et des cymbales, chaque armée, se couronnant de joyeux feuillages, retourna dans ses foyers.
Et partout et sans cesse, sur les chemins, sur les ponts, jeunes et vieux, fourmillaient à leur rencontre. « Dieu soit loué! » s’écriait maint enfant, mainte épouse. « Sois le bienvenu! » s’écriait mainte fiancée. Mais, hélas! Lénore seule attendait en vain le baiser du retour.
Elle parcourt les rangs dans tous les sens; partout elle interroge. De tous ceux qui sont revenus, aucun ne peut lui donner de nouvelles de son époux bien-aimé. Les voilà déjà loin: alors, arrachant ses cheveux, elle se jette à terre et s’y roule avec délire.
Sa mère accourt: « Ah! Dieu t’assiste! Qu’est-ce donc, ma pauvre enfant? » Et elle la serre dans ses bras. « Oh! Ma mère, ma mère, il est mort! mort! que périsse le monde et tout! Dieu n’a point de pitié! Malheur! Malheur à moi!
- Dieu nous aide et nous fasse grâce! Ma fille, implore notre père: ce qu’il fait est bien fait, et jamais il ne nous refuse son secours. - Oh! ma mère, ma mère! Vous vous trompez… Dieu m’a abandonnée: à quoi m’ont servi mes prières à quoi me serviront-elles ?
- Mon Dieu! Ayez pitié de nous! Celui qui connaît le père sait bien qu’il n’abandonne pas ses enfants: le très-saint sacrement calmera toutes tes peine! - Oh ! Ma mère, ma mère!… aucun sacrement ne peut rendre la vie aux morts!…
- Écoute, mon enfant, qui sait si le perfide n'a point formé d’autres nœuds avec une fille étrangère?… Oublie-le, va! Il ne fera pas une bonne fin, et les flammes d'enfer l’atteindront à sa mort.
- Oh! Ma mère, ma mère! les morts sont morts; ce qui est perdu est perdu, et le trépas est ma seule ressource. Oh! que ne suis-je jamais née! Flambeau de ma vie, éteins-toi dans l'horreur des ténèbres! Dieu n’a point de pitié… Oh! Malheureuse que je suis!
- Mon Dieu! Ayez pitié de nous. N’entrez point en jugement avec ma pauvre enfant; elle ne sait pas la valeur de ses paroles; ne les lui comptez pas pour des péchés! Ma fille, oublie les chagrins de la terre; pense à Dieu et au bonheur célest; car il te reste un époux dans le ciel!
- Oh! ma mère, qu’est-ce que le bonheur? Ma mère, qu’est-ce que l’enfer?… Le bonheur est avec Wilhelm, et l’enfer sans lui! Éteins-toi, flambeau de ma vie, éteins-toi dans l’horreur des ténèbres! Dieu n’a point de pitié… Oh malheureuse que je suis! »
Ainsi le fougueux désespoir déchirait son cœur et son âme, et lui faisait insulter à la providence de Dieu. Elle se meurtrit le sein, elle se tordit les bras jusqu’au coucher du soleil, jusqu’à l’heure où les étoiles dorées glissent sur la voûte des cieux.
Mais au dehors quel bruit se fait entendre? Trap! trap! trap!… C’est comme le pas d’un cheval. Et puis il semble qu’un cavalier en descende avec un cliquetis d’armures; il monte les degrés… Écoutez! écoutez!… La sonnette a tinté doucement… Klinglingling! et, à travers la porte, une douce voix parle ainsi:
« Holà! holà ! Ouvre-moi, mon enfant! Veilles-tu? ou dors-tu? Es-tu dans la joie ou dans les pleurs? - Ah! Wilhelm! c’est donc toi! si tard dans la nuit!… Je veillais et je pleurais… Hélas! j’ai cruellement souffert… D’où viens-tu donc sur ton cheval?
- Nous ne montons à cheval qu’à minuit; et j’arrive du fond de la Bohême: c’est pourquoi je suis venu tard, pour te remmener avec moi. - Ah! Wilhelm, entre ici d’abord; car j’entends le vent siffler dans la forêt…
- Laisse le vent siffler dans la forêt, enfant; qu’importe que le vent siffle. Le cheval gratte la terre, les éperons résonnent; je ne puis pas rester ici. Viens, Lénore, chausse-toi, saute en croupe sur mon cheval; car nous avons cent lieues à faire pour atteindre notre demeure.
- Hélas! Comment veux-tu que nous fassions aujourd’hui cent lieues, pour atteindre notre demeure? Écoute! La cloche de minuit vibre encore. - Tiens! tiens! Comme la lune est claire!… Nous et les morts, nous allons vite; je gage que je t’y conduirai aujourd’hui même.
- Dis-moi donc où est ta demeure?, et comment est ton lit de noce. - Loin, bien loin d’ici… silencieux, humide et étroit, six planches et deux planchettes. Y a-t-il place pour moi? - Pour nous deux. Viens, Lénore, saute en croupe: le banquet de noces est préparé, et les conviés nous attendent.»
La jeune fille se chausse, s’élance, saute en croupe sur le cheval; elle enlace ses mains de lis autour du cavalier qu’elle aime; et puis en avant; hop! hop! hop! Ainsi retentit le galop… Cheval et cavalier respiraient à peine; et, sous leurs pas, les cailloux étincelaient.
Oh! Comme à droite, à gauche, s’envolaient à leur passage, les prés, les bois et les campagnes; comme sous eux les ponts retentissaient! « A-t-elle peur, ma mie? La lune est claire… Hourra! Les morts vont vite. A-t-elle peur des morts? - Non… Mais laisse les morts en paix!
« Qu’est-ce donc là-bas que ce bruit et ces chants? Où volent ces nuées de corbeaux? Écoute… c’est le bruit d’une cloche; ce sont les chants des funérailles: « Nous avons un mort à ensevelir. » Et le convoi s’approche accompagné de chants qui semblent les rauques accents des hôtes des marécages.
- Après minuit vous ensevelirez ce corps avec tout votre concert de plaintes et de chants sinistres: moi, je conduis mon épousée, et je vous invite au banquet de mes noces. Viens, chantre, avance avec le chœur, et nous entonne l’hymne du mariage. Viens, prêtre, tu nous béniras.
Plaintes et chants, tout a cessé… la bière a disparu… Obéissant à son invitation, voilà le convoi qui les suit… Hourra! hourra! Il serre le cheval de près, et puis en avant! hop! hop! hop! ainsi retentit le galop… Cheval et cavalier respiraient à peine, et sous leurs pas les cailloux étincelaient.
Oh! Comme à droite, à gauche s’envolaient à leur passage les prés, les bois et les campagnes! et comme à gauche, à droite, s’envolaient les villages, les bourgs et les villes. « A-t-elle peur, ma mie? La lune est claire… Hourra! les morts vont vite… A-t-elle peur des morts? - Ah! laisse donc les morts en paix.
- Tiens! tiens! vois-tu s’agiter, auprès de ces potences, des fantômes aériens, que la lune argente et rend visibles? Ils dansent autour de la roue. Çà! coquins, approchez; qu’on me suive et qu’on danse le bal des noces…! Nous allons au banquet joyeux.»
Husch! husch! husch! toute la bande s’élance après eux, avec le bruit du vent, parmi les feuilles desséchées: et puis en avant! hop! hop! hop! ainsi retentit le galop… Cheval et cavalier respiraient à peine; et, sous leurs pas les cailloux étincelaient.
Oh! Comme s’envolait, comme s’envolait au loin tout ce que la lune éclairait autour d’eux!… Comme le ciel et les étoiles fuyaient au-dessus de leurs têtes! « A-t-elle peur, ma mie? La lune brille… Hourra! les morts vont vite… - Oh mon Dieu! Laisse en paix les morts!
- Courage, mon cheval noir. Je crois que le coq chante: le sablier bientôt sera tout écoulé… Je sens l’air du matin… Mon cheval, hâte-toi… Finie, finie est notre course! Le lit nuptial va s’ouvrir… Les morts vont vite… Nous voici! »
Il s’élance à bride abattue contre une grille en fer, la frappe légèrement d’un coup de cravache… Les verrous se brisent, les deux battants se retirent en gémissant. L’élan du cheval l’emporte parmi des tombes qui, à l’éclat de la lune, apparaissent de tous côtés.
Ah! voyez!… au même instant s’opère un effrayant prodige: hou! hou! le manteau du cavalier tombe pièce à pièce comme de l’amadou brûlée; sa tête n’est plus qu’une tête de mort décharnée, et son corps devient un squelette qui tient une faux et un sablier.
Le cheval noir se cabre furieux, vomit des étincelles, et soudain… hui! s’abîme et disparaît dans les profondeurs de la terre: des hurlements, des hurlements descendent des espaces de l’air, des gémissements s’élèvent des tombes souterraines… Et le cœur de Lénore palpitait de la vie à la mort.
Et les esprits, à la clarté de la lune, se formèrent en rond autour d’elle, et dansèrent chantant ainsi: « Patience! patience! quand la peine brise ton cœur, ne blasphème jamais le Dieu du ciel! Voici ton corps délivré… que Dieu fasse grâce à ton âme! »
Le chant Voyage du mort ou autrement La chevauchée funèbre, nous vient de très loin et c’est très difficile aujourd’hui de dire si l’origine de cette épopée est grecque, albanaise, serbe, etc. L’écrivain français Alfred Rambaud a publié dans la Revue des Deux Mondes une étude approfondie sur ce chant. Pour cela il s’adresse à la publication de l’épopée de Digénis Akritas par les savants Constantin Sathas et l’helléniste français Émile Legrand. C’étaient eux en effet qui ont fait connaitre à la fin du XIXè siècle à l’Occident ce manuscrit où se trouve entre plusieurs chants et événements la Chevauchée funèbre aussi, où la ressemblance est frappante:
«Lève-toi, mon cher Constantin, je veux mon Eudocie. Tu m’as donné Dieu et les saints martyrs pour garants d’aller me la chercher, joie ou chagrin que j’aie, trois fois en été et deux fois en hiver ».
La malédiction de sa mère fit sortir Constantin du tombeau, la pierre sépulcrale devient un cheval, la terre devint une selle, ses beaux cheveux blonds devinrent une bride, et le ver de terre devint Constantin. Il donne un coup d’éperon à son moreau, et il se rend chez Eudocie. Il alla, et la trouva engagée pour neuf danses. Les neuf danses furent dansées, et, après la neuvième, on cessa. De loin il lui fait signe, de près il lui dit: « Viens, ma petite Eudocie, que nous allions chez notre mère. »
«Hélas! mon petit frère, quelle heure donc est-il? S’il y a de la joie dans notre maison, je mettrai mes habits d’or; s’il y a de la tristesse, mon petit frère, j’irai telle que je suis maintenant. »
«Viens dans notre maison Eudocie, viens-y comme tu es maintenant. »
Sur la route où ils allaient, sur le chemin qu’ils parcouraient, un petit oiseau commença à dire en chantant: « O Dieu tout-puissant, vous accomplissez de grands prodiges, (vous faites) que les vivants marchent avec les morts! »
«As-tu entendu, Constantin, ce que dit le petit oiseau, laisse-le-dire; c’est un fol oiseau, qu’il se réjouisse avec ses chansons! »
Ils allèrent plus avant, et un autre oiseau leur dit: « Que vois-je, moi le pauvret, moi le pauvre petit oiseau? Les vivants marchent avec les morts! »
«As-tu entendu, Constantin, ce que dit le petit oiseau?»
«Ce sont des oiseaux, laisse-les chanter; ce sont des oiseaux, laisse-les dire.»
J’ai peur de toi, mon frère, tu sens l’encens.»
«Nous sommes allés hier soir à l’église Saint-Jean, et les papas nous ont encensés avec force encens. »
Ils allèrent plus loin encore, et un autre oiseau leur dit: «O Dieu tout-puissant, vous accomplissez de grands prodiges! (vous faites) qu’une ravissante jeune fille conduise un mort!»
Derechef Eudocie l’entendit, et son cœur se brisa.
«As-tu entendu ce que dit le petit oiseau? Où sont donc tes blonds cheveux? Où est ton épaisse moustache?»
«J’ai eu une grande maladie et j’ai été près de mourir; mes blonds cheveux sont tombés, et aussi mon épaisse moustache. »
«Va maintenant Eudocie, va chez nous, ma sœur, moi je vais dormir; il y a longtemps que je veille et je suis fatigué de ce long voyage.»
«Viens, Constantin, allons ensemble à la maison.»
« Je sens l’encens, et je ne puis y aller. »
« Elle partit et se rendit seule à la maison. Elle trouva la maison fermée et les clefs enlevées, elle trouva les fenêtres hermétiquement closes. Elle se penche, elle embrasse la serrure et la baigne de larmes; elle prend à terre un caillou et le lance sur les tuiles.
Quand sa mère l’entendit, elle poussa un cri et elle gémit:
« Va-t-en de ma porte, spectre, va-t-en loin d’ici, fantôme, car tu as desséché le plus intime de mon cœur; tu as enlevé mes fils, tu as fait la solitude dans ma maison. Il ne me reste plus que mon Eudocie, qui est bien loin en pays étranger. Maudit sois-tu, Constantin, et dix mille fois maudit, toi qui as marié mon Eudocie à l’étranger »
« Ouvre-moi, ma mère, ouvre-moi, tu verras, je suis ton Eudocie! »
« Sois la bien retrouvée, ma mère! »
« Sois la bienvenue, mon Eudocie! Et qui viens-tu voir ici? Voir tes neuf frères? Huit d’entre eux sont morts, et Constantin a été tué. »
« Mais ma mère! Constantin m’a tout à l’heure amenée à la maison. »
La mère et la jeune fille s’embrassèrent étroitement et tombèrent mortes toutes deux ensemble. On alla les ensevelir dans la terre où l’araignée tisse ses toiles.
Un autre linguiste et historien, M. Psychiari, lui aussi avait publié dans La Revue des Deux Mondes son article La ballade de Lénore en Grèce » pour essayer de trouver l’origine véritable de la chanson. « Il suffira de remarquer que nous retrouvons la Chevauchée funèbre chez les Bulgares et chez les Albanais. Cette constatation a bien son importance, et on serait fort tenté de supposer que les Albanais ont été le véritable intermédiaire et que la version grecque serait la dernière venue. L’examen intrinsèque des textes ne nous amènerait pas à un résultat concluant. On peut essayer néanmoins une généalogie qui serait à peu près dans l’ordre suivant: la chanson bulgare se rapproche beaucoup plus de la chanson serbe que les deux versions albanaise et grecque. Dans la chanson bulgare, il y aurait ainsi deux parts à faire: la première, qui est toute encore sous l’influence serbe, l’autre qui préparait la transition et inclinerait vers l’albanais et le grec… Dans la version albanaise, d’autre part, nous avons à révéler des détails qui, les uns, remontant aux deux versions précédentes, les autres se replacent dans la version grecque et semblent devancer celle-ci. Ainsi le frère s’appelle Constantin; il est seul à consentir au mariage, tandis que la mère et les huit frères s’y refusent, à l’opposé des versions slaves où les fils consultent tous ensembles. Il n’est pas question non plus d’aller consoler Garentina (Arété) d’une trop longue absence, mais bien de la ramener à sa mère, afin que celle-ci ait une confidente dans la joie ou dans le chagrin. L’évocation se fait directement par la mère, sans aucune intervention divine; mais au moment de la chevauchée nocturne, Garentina remarque que son frère a les épaules moisies, à quoi l’on peut comparer l’odeur de la terre rouge du bulgare. Enfin, le mort n’accompagne pas la sœur jusqu’au seuil de la maison, mais il rentre dans l’église pour prier, par conséquence, il regagne sa tombe, une fois sa mission remplie et sa promesse tenue… »
Dans le cadre de ces balades et légendes chantées par le peuple, Dozon s’oriente aussi vers celles qui parlent de l’emmurement, en mentionnant dans le cycle de l’épopée serbe la balade de l’emmurement du château de Shkodra; mais il ajoute que cette balade, avec des différences pertinentes, les Serbes l’ont également, ainsi que le Grecs, mais aussi les Épirotes (Le pont d’Arta). Dans la version serbe, il s’agit de trois frères. Mais dans le «supplément» après les contes qu’il a enregistrés, alors qu’il fait référence à l’Abeille Albanaise, il a également intégré la balade Le pont du renard, à Dibra, il y a fondamentalement le rite de l’emmurement quand on lit les mots du vieux, avec lesquels il s’adresse aux trois frères qui travaillent à la construction du pont. Dozon a intégré le texte en albanais ancien, mais ici on le publie dans une version en langue albanaise moderne. Entre autres, le vieux leur a dit de donner la parole d’honneur de ne rien dire à leur épouse…

En intégrant cette balade dans son livre, Dozon trouve l’occasion de faire une réflexion autour de ce mythe balkanique, en faisant référence à l’étude de Passow sur Le Pont d’Arta, ou sur celle qu’il avait trouvée dans les chants de Vuk Karadžić sur les fondations de la ville de Shkodra (« Chants populaires serbes »).
En fait, Vuk relatait l’histoire de la construction de la citadelle sur les rives du fleuve Buna par les trois frères Merniavçeviç: le roi Vukasin, le voïvode Ugliesa et le troisième, Goïko. Alors que les murs s’érigeaient le jour, où travaillaient 300 ouvriers, la nuit, Vila (la Fée), était celle qui les démolissait. Et cela s’était produit trois années durant. Quand a commencé la quatrième année, Vila a hurlé de la montagne: « N’essaie même pas, ô Vukasin et ne dépense pas ta richesse, car tu ne fixeras aucune fondation ni tu n’en dresseras les murs sans trouver de Stoïana et de Stoïan, une sœur et un frère que tu emmureras dans les fondations ». Ce n’est que comme ça que les murs tiendront et que tu pourras les dresser. Vukasin a envoyé le serviteur les trouver, mais il est revenu les mains vides. Il a dû alors emmurer une épouse d’un des trois frères. Et ainsi ils ont fait le pacte que nous connaissons et ce serait l’épouse du benjamin, avec un bébé en son sein, celle qui serait emmurée…
Dans son livre, Dozon a ajouté aussi une autre version albanaise intitulé Le Pont du renard à Dibra:
« Il était trois frères, mariés et maçons de leur métier. Il y avait trois ans qu'ils travaillaient à un pont, mais ils ne pouvaient le mener à bout: à mesure qu'ils relevaient, il s'écroulait.
Un jour passe par là un vieillard qui leur dit: Bonne réussite, ô maçons. - Bonne chance à toi aussi et sois le bienvenu. Voilà trois ans que nous sommes à ce travail, mais peine perdue, nous ne pouvons l'achever. - Que je vous donne un conseil, mes garçons: Jurez-vous l'un à l'autre de n'en rien révéler à vos femmes: sacrifiez une victime dans les fondations, placez-y une femme vivante, l'une d'entre vos femmes, et alors le pont subsistera. Autrement vous aurez beau vous évertuer, ce sera en vain que vous travaillerez, jamais ce pont vous n'achèverez.
Finalement les deux aînés révélèrent tout à leurs femmes, afin qu'elles fussent sur leurs gardes; quant au frère cadet, il garda le secret envers la sienne. L'heure du dîner étant arrivée, l'aînée des belles-sœurs engagea la seconde de porter à manger à leurs maris, mais elle lui répondit qu'elle avait du linge à laver. Elles dirent alors la même chose à la cadette, qui répondit que son enfant pleurait. - Vas-y, vas-y, reprit l'aînée, et j'aurai soin de J'enfant. Et elle, ne sachant ce qui se tramait, partit et s'en alla vers le pont. Son mari, en la voyant venir
La femme du frère aîné de loin, se prit à pleurer, et, dès qu'elle fut proche, il s'éloigna. En arrivant, elle salua ses beaux-frères, et ceux-ci lui dirent: Entre ici dans les fondations, car c'est ici que tu l’as dit. La pauvre petite femme les supplia de lui laisser dans le mur une ouverture, afin qu'elle pût allaiter son enfant, et ils laissèrent un trou, par où le lait coulait pour l'enfant, même après la mort de la jeune femme et jusqu'à ce qu'il eût grandi. Dans la suite, à la place du lait, il commença à sortir de l'eau, et il se forma une source pour toujours. De cette manière, le pont subsista. »
C’est cette période que Dozon a découvert les écrits de Dora D’Istria, publiés dans le célèbre magazine Revue des Deux Mondes. En 1865, elle avait publié dans ce magazine une étude sur le chant populaire serbe, alors qu’une année plus tard, dans ce magazine également, elle avait publié une étude intitulée « La Nationalité albanaise d’après les chants populaires ». Dans cette étude, les connaissances profondes du folklore balkanique et albanais en particulier, de cette intellectuelle aux origines albanaises, ont fait forte impression à Dozon. Même que dans un de ses écrits, il n’a pas pu s’empêcher de mentionner le travail remarquable de madame Dora D’Istria. En fait, dès le début de son étude, elle avait établi les références qui étaient à la base de son étude, des noms tels que: Demetrio Camarda, Saggio di grammatologia comparata sulla lingua albanese (Livourne, 1865); H. Dr G. de Hahn, Chants tosques et Proverbes tosques, dans Albanischen Studien (Vienne, 1853); - Griechische und albanische Moerehen (Leipzig, 1864); G. Petta, Piana dei Greci nella Rivoluzione siciliana del 1860 (Palerme, 1861). H. Hecquard, Histoire de Description de la Haute-Albanie ou Guégarie; - V.G. Crispi. Chants des Albanais de Sicile, en albanais, dans Vigo, « Canti pop. Sicil. (Catane 1849); V. Dorsa, « Poesia popolare - Su gli Albanesi ricerche e pensieri » (Naples 1847) ; A. Masci, « Discorso sull’origine, i costumi », etc., Naples 1847 ; G. De Rada, Poésies albanaises, en albanais, (Naples 1836) ; Chants de Séraphina Thopia, princesse de Zadrina au quinzième siècle, en albanais, (Naples 1843). Tous étaient des sources fondamentales, sur lesquelles Dozon devait plus tard s’appuyer pour ses études autour du folklore albanais et de la langue albanaise. Et ce travail obstiné ne tarderait pas…
Comme la remarque Émile Legrand, l’auteur d’une longue bibliographie albanaise et surtout très connu pour ses études sur les anciens textes médiévaux grecs, (comme Recueil de poèmes historiques en grec vulgaire, 1877 ; Bibliographie Hellénique, 1885 ; Chrestomathie grecque moderne, 1899 ou Bibliographie Ionienne, 1900 et La Bibliographie de la littérature albanaise) Dozon leur présente une épopée très proche de l’épopée byzantine du manuscrit anonyme de Trébizonde, probablement écrit au Xe siècle. Alfred Rambaud dans son étude sur cette épopée de Digénis Akritas se réfère aux études de Legrand, Constatin Sathas et Dozon, vu que Le petit Constantin remonte à des siècles encore plus reculés. « Dans la Chevauchée funèbre, - Rambaud écrit «Les exploits de Digénis Akritas », publié dans la Revue des Deux Mondes du 1875, - la mère d'Eudocie ne peut se consoler d'avoir marié sa fille en pays étranger. Ce sont ses fils qui lui en ont donné le conseil, mais maintenant ils sont tous morts. Dans son ardent désir de revoir sa fille, elle s'en va pleurer sur les tombeaux des neuf frères; sur la tombe de Constantin surtout, qui a le plus contribué au mariage, elle s'arrache les cheveux: «Lève-toi, mon cher Constantin, je veux mon Eudocie. Tu m'as donné Dieu et les saints martyrs pour garants d'aller me la chercher, joie ou chagrin que j'aie, trois fois en été et trois fois en hiver.» - «La malédiction de sa mère fit sortir Constantin du cercueil: la pierre sépulcrale devint un cheval, la terre devint une selle, ses beaux cheveux blonds devinrent une bride, le ver du tombeau devint Constantin., Il court chez Eudocie et la ramène avec lui sur son cheval. Sur le chemin qu'ils parcourent, les petits oiseaux se mettent à chanter: « Comment se fait-il que les vivants marchent avec les morts? » Eudocie commence à s'effrayer. Son frère la rassure; mais sur le seuil de la maison paternelle, il disparaît. Eudocie tombe dans les bras de sa mère - cet embrassement est le dernier, et, mortes, on les ensevelit dans la terre où l'araignée file sa toile. Comme le remarque M. Legrand, il existe en langue grecque plusieurs versions de cette chanson: on en a recueilli chez les Albanais et chez les Serbes; M. Dozon vient d'en publier un texte bulgare. Enfin tout le monde connaît la ballade allemande: les Morts vont vite… »
Rambaud nous rappelle que Akritas (c’est-à-dire gardien des frontières - akras) est descendant des deux races: grec par sa mère, une Ducas (fille d’Andronic) et musulman par son père, émir d’Édesse) et que peut être les racines de ce poème anonyme de Trébizonde du XVIè siècle, « nous vient aussi quand les croisés français, au XIIIè siècle trouvèrent tant de similitude entre les stratiotes grecs et les barons d'Occident que la fusion entre les deux noblesses s'opéra promptement. La Chronique française de Morée n'hésite pas à donner aux guerriers indigènes le titre de gentilshommes, et ceux-ci, dans leur langage, qualifient les croisés de stratiotes ou de cavaliers. » Il s’agit d’un manuscrit où il manque le premier livre, la moitié du second, un feuillet du septième et la plus grande partie du dixième. Il ne manque pas d’écrire aussi sur le travail de M. Sathas, l’auteur de la Chronique de Galaxidi, qui en 1867 avait publié aussi le poème de Coronaïos en l’honneur du capitaine d’estradiots Mercurios Bouas, d’une famille albanaise.
Dozon n’avait pas encore laissé son poste à Philipopolis, quand en septembre de l’année 1867, il a appris la triste nouvelle de la mort de son ami, le poète Charles Baudelaire. Cela s’était produit la nuit du 31 août de cette même année. Il avait peine à croire qu’à l’âge de 46 ans, après avoir quitté Bruxelles pour Paris, là-bas à l’hôtel «Terminus» de la Gare du Nord, il avait soudainement rendu l’âme. Après une vie bouleversante et sans amour, à vagabonder dans une bohème où dominait la révolte, finalement, son ami avait entrepris le voyage vers l’au-delà. A la fin de l’année 1868, on retrouve Dozon à Paris.












